A une époque où l’image prédomine, nombreux ont été ceux qui, après « la mort de l’Auteur », prédirent celle de l’écrit. Il semble pourtant qu’il n’en soit rien. Selon Umberto Eco, en effet :
« il n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité que l’introduction d’un moyen technologique ait supprimé tous les usages d’un moyen précédent. Tout comme la roue n’a jamais complètement remplacé la glissière, la photographie n’a pas ruiné la peinture, elle l’a éventuellement orientée vers d’autres directions […] Selon moi, l’augmentation des informations, même sur l’écran, n’aura pas d’incidence sur l’utilisation du livre mais, au contraire, la développera » [1]
En revanche, écrire et voir sont intrinsèquement liés dans certaines fictions contemporaines, illustrant ainsi combien, comme le souligne David Lodge dans The Novelist at the Crossroads, l’art du romancier est un art de la persuasion : “effects achieved in order to persuade the reader to view experience in a certain way” (59). Ce qui est encore davantage le cas lorsque l’image – ici comprise comme référence au médium filmique – envahit le texte. Therapy, de David Lodge, en est une parfaite illustration.
Le protagoniste de ce récit se nomme Lawrence Passmore, surnommé Tubby, peut-être celui-là même que le lecteur peut croiser brièvement dans Ginger You’re Barmy[2] (1962). Il a cinquante-huit ans, écrit les scripts de la série The People Next Door et possède tout pour être heureux : de l’argent (il connaît le succès avec sa série télévisée), une belle maison, une jolie femme, une maîtresse platonique, deux grands enfants indépendants… Il possède tout, excepté… le bonheur.
En effet, Tubby souffre de dépression ainsi que d’une étrange douleur au genou et, après avoir appris que sa femme souhaitait divorcer, cet homme parfois impossible mais attachant ne trouve de consolation que dans la lecture des œuvres du philosophe danois Søren Kierkeggaard (1813 – 1855) et l’écriture de son journal. Le parallèle entre l’œuvre et la vie de Kierkegaard et Therapy est au cœur du roman car David Lodge fut vite conscient des similitudes qu’il pouvait créer entre l’histoire de Tubby et celle du philosophe :
“I wrote in the Therapy notebook, one day, regarding the restrictiveness of Tubby’s perspective: ‘Perhaps Tubby should read Kierkegaard.’ […] What I chiefly remembered […] was that Kierkegaard had been sorely affected by depression – or as he called it, ‘melancholy’ […] I also recalled that he had had a strange, poignant, unhappy, obsessive relationship with a young girl, Regine Olsen, to whom he was engaged for a time. I had a hunch that in Kierkegaard’s depression and lifelong obsession with Regine I would find what I wanted: an intertextual strand for Therapy, a parallel story to Tubby’s, which would yield a different perspective on his plight and a different language for talking about it. The fact that I had already decided to write the novel in the form of Tubby’s journal, and that Kierkegaard was one of the great journal writers of literary history, was further encouragement to pursue this notion.” (“Kierkegaard for Special Purposes,” Consciousness and the Novel, 273-74)
Dans ce roman, David Lodge décrit un monde qu’il a côtoyé, celui de la télévision. En effet, lorsqu’il écrit Therapy, deux de ses romans ont déjà été adaptés au petit écran (Small World en 1988 ainsi que Nice Work, dont il écrivit lui-même le scénario, en 1989) et il a également adapté Martin Chuzzlewit, de Dickens, en 1994. Ces expériences ne pouvaient manquer d’influencer l’écriture de Therapy où les différences entre écriture romanesque et écriture filmique imprègnent non seulement le texte formellement mais deviennent le thème central du roman.
De nombreux critiques, dont Christophe Mercier, ont d’ailleurs fait le rapprochement entre film et littérature dans Therapy : « Lorsque, à Saint-Jacques-de-Compostelle, Passmore retrouve un vieil amour de jeunesse, on se croirait dans l’admirable ‘Aventi !’ de Billy Wilder (film que David Lodge avoue beaucoup aimer), et il n’est plus alors que de reprendre son livre en imaginant Lawrence Passmore sous les traits de Jack Lemmon. La jouissance est garantie. » [3]
Tubby a par ailleurs une vision soliptique de la vie, une vision qui semble conditionnée par son métier de script-writer et sa façon d’appréhender la réalité s’apparente souvent à un réalisme objectif – comme rendu à travers le prisme d’une caméra. Cette vision restreinte est aussi pervertie par l’anxiété permanente qui est la sienne ; son Problème Interne du Genou (Internal Derangement of the Knee) semble ainsi s’appliquer à tout le reste : ses rêves (“The Dream Channel. I wish I could make a video recording of it,” 12) ou encore sa perception des êtres qui l’entourent et qu’il n’écoute plus vraiment… : “people talk to me and I go through the motions of listening and responding, but when they finish I realize I haven’t taken in a single word, because I’ve been following some train of thought of my own. It’s another type of Internal Derangement. ” (26) Il est d’ailleurs intéressant de noter que Kierkegaard définissait la mélancolie (aujourd’hui plus communément appelée dépression) comme un leurre : “an optical or acoustical delusion, […] an inverse reflection of something external.” (Journals, I, 749)
Illusions d’optique…
Soulignons les nombreuses expressions visuelles ou filmiques employées par Tubby pour décrire les événements au sein de son existence ou bien ses sentiments. Lorsqu’il se trouve à l’hôpital de Rummidge afin de se faire opérer du genou, par exemple : “it was like being in one of those arty-farty movies where everything is shot from unnatural angles. ” (9) Il a, de plus, souvent l’impression d’agir comme un acteur (“like people do in movies,” 36).
Lorsqu’Ollie (le producteur de The People Next Door) et Tubby discutent d’un passage du script concernant l’un des épisodes de ce feuilleton, celui-ci est littéralement retranscrit sur la page (55). Et quand le producteur reformule la proposition que vient de lui faire Tubby (aborder la vie de Kierkegaard à la télévision), il donne soudain au récit l’apparence d’un véritable synopsis :
“‘OK, Tubby, let me see if I’ve got this right,’ I said. ‘There’s this Danish philosopher, nineteenth century, who gets engaged to a girl called Regine, breaks off the engagement for reasons nobody understands, she marries another guy, they never speak to each other again, he lives for another twenty-odd years writing books nobody understands, then he dies, and a hundred years later he’s hailed as the father of existentialism. Do you really think there’s a TV drama series here?’” (175)
L’artificialité des dialogues dans le roman est parfois mise à nue par l’utilisation, comme au théâtre ou dans un script de film, du nom du personnage avant la réplique et l’insertion du visuel se fait ainsi plus apparente. Le mélange entre texte et image semble alors aller de pair avec un recours plus net à l’expérimentation et à la métafiction. Il n’est pas surprenant que ces deux notions soient ainsi intimement liées car, comme le note François Gallix :
« La métafiction est un procédé très proche du montage apparent […] lorsque le réalisateur et le monteur souhaitent que le spectateur puisse voir les raccords et être conscient de l’existence des coutures qui relient l’ensemble au lieu de chercher à les dissimuler. Cette technique qui, d’après les formalistes russes, consiste à “dénuder”, à “mettre à nu le procédé”, (baring the device), ou selon Erving Goffman, à “briser le cadre” (breaking the frame), […] remet sans cesse le texte en question en soulignant très clairement son artificialité au lieu de s’efforcer à la faire oublier. Elle empêche en effet le lecteur d’oublier, volontairement ou non, qu’il a quitté le réel pour s’immerger dans la fiction en s’identifiant à un personnage et pour se donner l’illusion de vivre ses aventures. » [4]
C’est d’ailleurs le cas lorsque Tubby retranscrit sa conversation avec Jake sous la forme d’un scénario où il devient lui-même un personnage : “Jake: […] Listen, I will tell you a story. (JAKE refills TUBBY’S glass and then his own.) […]” (120)
Ou encore lorsqu’il tente de recontacter Maureen (son amour de jeunesse) alors qu’ils ne se sont pas vus depuis plus de quarante ans et que Bede Harrington, le mari de cette dernière, décroche le téléphone :
BEDE: Yes. Who is this?
(…)
ME: Laurence Passmore. (270)
Tubby utilise également les allusions filmiques pour décrire ses réactions – comme lorsqu’il parle au téléphone avec le producteur de la série : “ I held the phone away from my ear like they do in old comedy films while he swore ” (280) – mais également les réactions des narrateurs du chapitre II (chapitre qui semble a priori composé des récits des différents personnages côtoyant Tubby) ; chaque personnage donnant sa propre version de l’histoire. Parmi eux, Louise, qui évoque ses souvenirs comme s’ils étaient sortis d’un vieux film policier : “a flash-back sequence in an old film noir” (167) et Amy, qui déclare : “I wish I was like one of those earth-motherly, heart-of-gold women in movies who give their bodies generously […] but I’m not.” (146)
Bien plus tard, Tubby décrira ses retrouvailles avec Maureen, en imaginant une version filmique de cette scène : “If I had scripted the meeting I would have chosen a more romantic setting […] There would certainly have been background music (perhaps an instrumental arrangement of ‘Too Young’)” (294) ; La fin de son journal, et donc du roman, est ensuite elle-même imaginée sous forme de script : “If this was a television script, I woud probably end it there, with the final credits scrolling over the empty flat, and yours truly sprawled in one corner, his back against the wall, weeping with laughter.” (320)
Les jeux entre textuel et visuel vont ainsi permettre une réflexion critique abordant les conventions du mode réaliste. David Lodge joue d’abord en effet avec l’esthétique réaliste telle qu’il la décrivait dans son essai intitulé “Thomas Hardy as a Cinematic Novelist” : “Realism as an aesthetic effect depends upon the impression of overt reference to the conventions employed, so that the discourse seems to be a transparent window on reality, rather than a code. ” L’incipit du roman applique en effet à la lettre la définition du roman réaliste vu comme une fenêtre transparente sur le monde car Tubby décrit de façon métonymique, comme avec une caméra, ce qu’il voit de la fenêtre de son bureau : “Monday morning, 15th Feb., 1993. […] I watched two [squirrels] playing tag in the chestnuts just outside my study window [..]” (3) Le style rappelle ici le réalisme du type “I-am-a-camera” dont parlait Christopher Isherwood dans Goodbye to Berlin : “I am a camera, with its shutter open, quite passive, recording, not thinking.”
Quant à l’ironie métafictionnelle produite par certaines remarques faites par Tubby, elle ne détruit pas totalement l’effet de réel mais rajoute une multiplicité de sens possibles au récit, tel un jeu d’échos, repoussant les limites entre réalité et fiction – Tubby devenant en effet un personnage conscient d’être manipulé par un auteur (“I felt a vaguely compulsion to obey the instructions in the letter, like a character in a fairy tale,” 61). Et c’est « l’art de la fiction » lui-même qui est abordé lorsque Tubby souligne comment les acteurs d’un film, tout comme les personnages d’un roman, ne doivent leur existence fictive qu’à l’imaginaire d’un auteur : “…the writer is the ultimate source of the lines without which they themselves are impotent.” (55)
Les caractéristiques propres à chaque médium, littéraire et filmique, ainsi que leurs relations deviennent alors l’un des thèmes centraux du roman, reflétant l’expérience de l’écrivain qui s’est lui-même trouvé confronté à ce genre de comparaisons :
“Of course, there is a bit of description in every TV script—stage directions, notes on characters for the casting director […] but nothing detailed, nothing analytical, apart from the lines […] Everything’s either in the picture, which tells you where you are, or in the dialogue, which tell you what the characters are thinking and feeling, and often you don’t even need word for that […] if you’re writing a book, you’ve got nothing but words for everything: behaviour, looks, thoughts, feelings […]” (18)
Les jeux entre textuel et visuel sont donc à la fois mis à nus et partie intégrante du récit. Une caractéristique qu’évoquait par ailleurs Pierre Lepape : « Thérapie (…) ne représente rien d’autre que le jeu ironique de son propre fonctionnement. On y pénètre comme dans un palais des illusions. » [5]
Un héros à la Woody Allen
La façon dont David Lodge explore la frontière entre art et réalité, entre roman et film, n’est pas sans rappeler celle du cinéaste Woody Allen ; ceci fut d’ailleurs souligné dans un article paru dans le Magazine Littéraire – article évoquant comment Tubby, « réplique britannique des héros de Woody Allen, finira par trouver un équilibre dans le désordre. » [6]
En effet, on trouve plusieurs points communs entre Therapy et Annie Hall (1977) du cinéaste américain – film qui failli d’ailleurs s’appeler Anhédonia, mot grec signifiant « absence de bonheur… » Alvy Singer – auteur comique (et dépressif) pour la télévision – rencontre Annie Hall au cours d’un match de tennis entre amis, en tombe amoureux, et l’initie aux écrits de Kierkeggaard. Et le film est en fait un long flash-back composé des souvenirs d’Alvy, à travers lequel celui-ci tente de comprendre pourquoi ils ont rompu. Il existe entre Therapy et ce film de nombreux thèmes communs : une réflexion sur l’existence, les rapports humains, une vision ironique de la thérapie ou plutôt de ses abus : Tubby essaye (en vain) toutes sortes de thérapies et Alvy est en analyse depuis quinze ans, sans succès…
David Lodge et Woody Allen utilisent tous deux de façon très parodique l’œuvre de Kierkegaard (fondateur de l’existentialisme) mais proposent une approche bien plus drôle de l’anxiété que peut ressentir l’homme face à son existence. Si Tubby trouve le répit dans l’écriture romanesque, Alvy lui, réécrit son histoire avec Annie en une pièce de théâtre, insérée dans le film. Et dans cette nouvelle version idéalisée de leur histoire, le happy end est bien sûr de rigueur…
Mais c’est également dans Deconstructing Harry (1998), où le personnage principal est écrivain et a bien du mal à garder une distance entre sa fiction et sa vie privée, que les relations entre roman et film, art et réalité, sont abordées. Les relations entre romanesque et filmique sont également un thème essentiel de ce film. Les théories de McLuhan (affirmant lui, la prédominance de l’image sur l’écrit) sont d’ailleurs présentes, au point qu’il apparaît en personne dans le film tandis que Alvy/Woody Allen parle aux spectateurs face à la caméra pour se plaindre des inepties que l’on peut entendre en faisant la queue au cinéma. Quant à Marshall Brickman (collaborateur du cinéaste sur de nombreux films, dont Annie Hall), il insiste sur les liens unissant formellement textuel et visuel dans cette œuvre : « Dès le départ, Woody Allen voulait faire un film plus proche de la littérature que du cinéma […] D’ailleurs, sur le plan visuel, le film abonde en sous-titres, faux raccords et autres techniques de distanciation (…) » [7]
Une des similitudes les plus frappantes entre Therapy et ce film semble être dans la description de cet espace entre virtuel et réel. Si le spleen de Tubby peut se définir par la notion de fêlure identitaire entre existence et non existence (“I’m like one of those cartoon characters in a cheap comic, the kind where the colour doesn’t fit the outline of the drawing: there’s a gap or overlap between the two, a kind of blur” 101, Mes italiques), cette notion se retrouve définie dans les mêmes termes dans Deconstructing Harry dans un passage où l’un des acteurs devient de moins en moins net, est décrit comme “out of focus,” ses amis devant porter des lunettes pour le voir correctement ; l’entre-deux est aussi illustré par un montage privilégiant un incessant aller-retour entre la vie d’Harry et le monde de sa fiction. Ainsi que l’explique Woody Allen : « Le film va et vient entre la vraie vie de Harry – désordonnée, agitée – et l’illustration de ses livres, que je souhaitais filmer, au contraire, de la façon la plus classique. On balance en permanence de l’hystérie à l’harmonie.» [8]
De l’hystérie à l’harmonie, c’est aussi le chemin parcouru par Tubby puisqu’il finira, en effet, par trouver l’équilibre qui lui faisait défaut ; mais ce long chemin semble être un véritable pèlerinage – à plus d’un titre…
Pèlerinage(s)
Dans l’épigraphe de Therapy (frontière de prédilection entre réalité et fiction), David Lodge précise : “The location of events in this novel are the usual mixture of the real and the imaginary, but the characters and their actions are entirely fictitious, with the possible exception of the writer-presenter of a television documentary briefly mentioned in Part Four.” David Lodge mentionne en fait la scène où Tubby, après avoir retrouvé Maureen, fait avec elle le pèlerinage qui les mène vers Saint-Jacques-de-Compostelle : ils croisent une équipe de télévision préparant une émission sur ce pèlerinage et Tubby accepte d’être interviewé. L’équipe cherche alors le présentateur qui se prénomme… David. L’auteur fait ici clairement allusion à l’émission de télévision intitulée The Way of Saint James (Legendary Trails) qu’il a présentée sur BBC1 le douze décembre 1993. Ce personnage réel n’étant autre que l’écrivain lui-même…
Mais la réalité rattrape souvent la fiction : en parcourant un ouvrage de Colm Toibin sur les voyages à travers l’Europe catholique, ouvrage dont il avait accepté de faire une critique, il découvrit une description de lui-même et de son équipe de tournage en Galice durant l’été 1992. Les deux hommes s’étaient en effet rencontrés alors que David Lodge filmait son documentaire sur Saint-Jaques-de-Compostelle. C’était, écrit David Lodge, “Like catching sight of yourself on a TV monitor…” [9]
Si l’allusion au médium filmique prend tout son sens dans un roman privilégiant à ce point l’intermédialité et les relations entre littérature et film, elle permet également de mieux cerner l’évolution des croyances du catholique agnostique (voire sceptique pour reprendre ses termes) qu’est David Lodge.
Dans ce reportage, l’écrivain associe (tout comme il le faisait déjà dans Paradise News) les séjours touristiques à la religion, notamment les pèlerinages : “I also began to wonder whether the modern pilgrimage wasn’t endangered of becoming just another tourist trail […] [it] occup[ies] much the same place in Medieval society as the packing tour does in ours, combining self-improvement with the diversion of travel.” (The Way of Saint James)
En ce qui concerne le chemin de Saint Jacques de Compostelle, l’écrivain a ainsi suivi le même parcours que son personnage, Tubby, partant du Puy, l’un des quatre points de départ possibles de ce pèlerinage. Il obtint son passeport de pèlerin, ainsi que la coquille, certifiant qu’il en avait bien parcouru chaque étape, à ceci près qu’il tricha un peu puisqu’il fit une bonne partie du trajet en voiture : “The constraints of time and television compelled me to cheat a little on my own pilgrimage. In fact, I cheated quite a lot.” (The Way of Saint James)
De nombreux passages reflètent donc l’expérience personnelle de David Lodge. L’importance que revêt ce pèlerinage à l’heure actuelle fut ainsi une source d’étonnement pour Tubby, comme pour l’écrivain : “As a modern rather sceptical Catholic I was intrigued to learn that Santiago is attracting pilgrims in significant numbers once again.” Qu’est-ce qui motive les pèlerins modernes? Qui sont-ils ? Telles sont les questions qu’il se posa alors :
“I had met all sorts of pilgrims since I left Le Puy. For many, the pilgrimage was a kind of alternative vacation, combining physical exercise, cultural sightseeing in a more rewarding form than the usual package holiday. For others I spoke to, it was obviously a profound spiritual or psychological experience. These were often people in some watershed in their lives, at the end of a course of study, between jobs, approaching middle-age, recently retired. For them, the pilgrimage is a kind of retreat, an opportunity to drop out of the materialistic modern world, and take stuck of themselves.” (The Way of Saint James)
Therapy marque d’ailleurs un net changement de ton dans les récits de David Lodge, de par la façon d’aborder la foi catholique et de conclure le récit. Si la religion reste essentielle dans la vie et l’œuvre de l’écrivain (“The idea of a unique, immaterial human identity may be something we create. Maybe it’s a fiction, but it’s a fiction without which we cannot do” [10]), ses derniers romans (Paradise News, Thinks, Deaf Sentence) reflètent ses propres doutes. Ils sont, ainsi qu’il le souligne lui-même, le reflet de son propre cheminement spirituel :
“They reflect my own sort of increasingly tenuous faith in the orthodox doctrines of Catholicism. I suppose, in a sense, they are all books about the meaning of life… […] I mean they just address the obvious fact that we are living through an age of declining religious belief and this has quite a knock-on effect on people’s conduct and values and morals. A lot of people find themselves unable to believe, literally, in Christianity, but hanker after the spiritual and moral values that it held and transmitted and, you know, try to negotiate a position between these two contradictory principles.” [11]
Si Kierkegaard cherchait avant tout à définir ce que signifie être chrétien, David Lodge cherche ici davantage à définir ce que signifie être un homme. La religion vue par le philosophe danois était souvent austère, tragique et sans concessions, à l’inverse du point de vue lodgien. Et c’est ainsi un nouveau traitement de la foi qu’il propose dans Therapy. En effet, si dans ses précédents romans les personnages renonçaient à leurs aventures extraconjugales (Nice Work), leur préférant la stabilité du mariage ou bien au contraire renonçaient à leurs croyances (Paradise News), à la fin de ce roman, aucun retour conventionnel vers un quelconque mariage pour Tubby ; quant à Maureen, bien que n’envisageant pas de divorcer à cause de sa religion, elle s’accorde néanmoins avec sa conscience et vit très bien une double vie entre mari et amant entre lesquels elle refuse de choisir.
Ce que David Lodge propose ici semble donc être davantage une philosophie de l’existence plutôt qu’une philosophie existentialiste. C’est probablement pourquoi Tubby rejette les œuvres les plus religieuses de Kierkegaard, leur préférant celles que le philosophe signait d’un pseudonyme, celles cherchant à concilier les contradictions de la nature humaine (“a kind of effort to come to terms with his experience, to accept the consequences of his choices, by approaching the material obliquely, indirectly, through fictions, concealed behind masks,” 210).
Le texte réussit ainsi à concilier séculier et religieux, illustrant parfaitement le roman catholique tel que conçu par Malcolm Bradbury dans The Modern British Novel : “the novel is never quite sermon, prophecy, philosophy or history; it deals with not fixed but ever-moving truths, and is not a statement but an investigation.” (462)
« Ecrire est une forme de thérapie »
Au cœur d’un jeu incessant entre fidélité de la représentation et distanciation, les relations entre fiction et réalité sont également illustrées par la forme même du journal intime – créant, comme le souligne David Lodge dans Consciousness and the Novel, une illusion de l’« effet de réel » : “it commands the willing suspension of the reader’s disbelief, by modelling itself on the discourses of personal witness: the confession, the diary, autobiography, the memoir, the deposition.” (88) D’autant plus que le style narratif utilisé, le Skaz (récit à la première personne ayant les caractéristiques de la langue parlée), renforce cette impression, ainsi que le souhaitait l’écrivain :
“I had two […] ideas for this novel at an early stage in its genesis. One was the notion that Tubby would somehow resolve his personal crisis by seeking out his first sweetheart, after an interval of nearly forty years. And I had long wanted to write a novel in the first-person colloquial style which the Russian Formalist critics called skaz – a type of narrative discourse which is modelled on casual speech rather than writing. I decided that Tubby would tell his story through keeping a journal, but, as he says himself: ‘I can only write as if I’m speaking to someone…’” (“Kierkegaard for Special Purposes,” Consciousness and the Novel, 272)
Ce style reste cependant une illusion, et le fruit de nombreuses réécritures afin de rendre cet effet de reel. De plus, il est étroitement lié comme le remarque justement Bruce K. Martin, au médium filmique : “The creation of a middle-age skaz in Therapy amusingly (and functionally) depends on Tybby Passmore’s occupational habits. So accustomed has he become to writing lines and speeches for television dialogue that the self-description he writes for his therapist turns out to be three pages long (a thousand words) with no paragraphing” (David Lodge, 162).
Le fait que Tubby écrive des scripts pour une sitcom télévisée et un journal intime est ainsi important d’un point de vue strictement formel. Stéphane Benassi note d’ailleurs le rapprochement que l’on peut faire entre la structure narrative de la littérature réaliste, populaire, feuilletonesque, et celle du soap-opéra. Dans Therapy la structure du journal, s’apparentant à un récit en feuilletons, composé de micro récits convergeant vers la complétion d’un ensemble narratif, est ainsi en parfaite adéquation avec celle de la série télévisée : « tout comme le fait le roman-feuilleton, le soap-opéra se développe généralement sur un grand nombre d’épisodes de courte durée et de périodicité quotidienne, ce qui favorise les rebondissements et l’étirement du temps du récit. » [12]
Le roman concilie donc également texte et image. Scénariste pour la télévision, Tubby est aussi devenu peu à peu écrivain (“I don’t think I’ve ever done anything quite like this before. Perhaps I’m turning into a book writer. There’s no ‘you’ in it, I notice” 260) et critique “…scriptwriting is mostly rewriting—but in response to the input of other people. This time I was the only reader, the only critic, and I revised as I went along.” (260)
L’écriture joue ainsi un rôle prépondérant dans la guérison de la crise existentielle que traverse Tubby, faisant écho à la citation de Graham Greene dont les premiers mots sont situés en exergue du roman : “Writing is a form of therapy” ; ou l’écriture et la création comme « art’s cure for life… » : “sometimes I wonder how all those who do not write, compose or paint can manage to escape the madness, the melancholia, the panic fear which is inherent in the human situation” (G. Greene, « Ways of Escape »).
Sur ce « chemin de l’évasion », écrire sera donc l’outil grâce auquel Tubby remettra de l’ordre au sein de sa vie chaotique, un outil que Ruth A. Fox nommait « the cutter’s art » dans The Tangled Chain : the Structure of Disorder of Melancholy (1976), et qui semble illustré par la description même que fait Tubby de son stylo : « a cutting or digging tool, slicing down the roots, probing the rockbed of memory. » (260, Mes italiques)
Conclusion
Il semble donc que Therapy illustre l’assertion d’Umberto Eco tout en apportant également une réponse possible aux interrogations soulevées par Michel Raymond sur la place de la forme romanesque dans une époque envahie par l’audiovisuel :
« Au siècle de la psychanalyse, le roman [peut]-il rester le mandataire privilégié de la connaissance de l’homme ? […] Dans le temps (…) de l’audiovisuel, de la transmission immédiate, de l’instantané, il se constitue un imaginaire de type nouveau, fondé sur un temps syncopé qui ne passe plus forcément par l’expression romanesque. A moins que le roman, précisément, ne soit conçu comme un refuge, comme ultime recours pour échapper à la confusion de la vie, le séjour dernier d’un sens possible ? » (Le Roman, 25)
La réponse de David Lodge est affirmative :
“As a professional scriptwriter, [Tubby] has relied upon actors and pictures to flesh out his lines of dialogue. Writing his journal, writing the dramatic monologues, above all, writing his memoir of Maureen, Tubby becomes a more self-conscious and literary writer – what he calls, in his homely idiom, a “book-writer”.” In the process he turns negative, subjective experience into something positive and shareable. That is what literature does, and it is the great consolation and reward of being a book-writer. Kierkegaard knew it was so; Tubby Passmore discovers it is so; I have certainly found it so.” (« Kierkegaard for Special Purposes », Consciousness and the Novel, 282)
Mais loin de proclamer la prédominance d’un médium par rapport à l’autre, l’écrivain fait du roman, et de Therapy en particulier, un lieu de (ré)conciliation où texte et image sont intimement liés. Un lieu où le lecteur est lui aussi amené à faire son propre voyage, son propre pèlerinage, au cœur d’un récit où se mêlent allusions philosophiques, religieuses et illusions d’optique…
[1]. Umberto Eco interviewé par Gloria Origgi. « Auteurs et autorité. » (http://www.scritube.com/limba/franceza/Auteurs-et-autorit35563.php) Un point de vue que le romancier partage avec Jean-Philippe de Tonnac : « si le livre électronique finit par s’imposer aux dépens du livre imprimé, il y a peu de raisons qu’il parvienne à le faire sortir de nos maisons et de nos habitudes. L’e-book ne tuera donc pas le livre […] La question est plutôt de savoir quel changement introduira la lecture sur écran à ce que nous avons jusqu’à ce jour approché en tournant les pages d’un livre ?” In N’espérez pas vous débarrasser des livres. J-C Carrière et U. Eco. Entretiens menés par Jean-Philippe de Tonnac. Paris : Grasset, 2009, pp. 7-8.
[2]. Second roman de David Lodge. La description que fait Tubby de ses tours de garde durant son service militaire ressemble d’ailleurs presque mot pour mot à celle de Jonathan dans Ginger You’re Barmy, exemple d’« intertextualité restreinte » définie par Jean Ricardou comme les rapports textuels entre les textes d’un même auteur.
[3]. Christophe Mercier. « David Lodge, jeu de pistes. » Le Point, n° 1219, 27 janvier 1996.
[4]. François Gallix. Genres et catégories du roman britannique contemporain. Paris : Armand Colin (1998) : 176.
[5]. Pierre Lepape. « Le professeur et l’écrivain. » Le Monde, 5 janvier 1996.
[6]. -. Magazine Littéraire, n° 365 (mai 1998) : 100.
[7]. Henri Béhar. « Scènes de méninges. » Entretien avec Marshall Brickman. Télérama Hors-Série : « Woody Allen » (1998) : 45-46.
[8]. Henri Béhar, Pierre Murat. « Woody a dit. » Entretien avec Woody Allen. Télérama Hors-Série : « Woody Allen » (1998) : 37.
[9]. David Lodge. “Pilgrim’s Noughts and Crosses. ”The Independent (October 16, 1994): 33. Leurs chemins littéraires se recroiseront bien des années plus tard, autour de l’œuvre de Henry James…
[10]. Scott McLemee. “David Lodge Thinks…” (http://chronicle.com/free/v49/i10/10a01401.htm)
[11]. The Penguin Readers Group. “Author of the Month: David Lodge.” Entretien avec David Lodge. (http://www.penguin.co.uk/static/packages/uk/readers/video/David Lodge_text.html)
[12]. Stéphane Benassi. « Monte-Cristo : un soap, sinon rien. » Synopsys, n° 2 (printemps 1999) : 23.