“[T]here is nothing we can say about the scale and matter typical of novels that cannot be matched […]
in non-literary narrative fictions such as movies and TV serials.”
(David Lodge. The Novelist at the Crossroads, 64-65)
Michel Serceau définit l’adaptation littéraire par la notion de « dialogue » entre les deux supports médiatiques que sont le roman et le film [1] et, avec lui, de nombreux auteurs ont proposé de définir ce qu’est une adaptation. Posons d’emblée les caractéristiques de celle-ci telles qu’elles sont présentées par Marie-Claire Ropars :
« Un film peut être littéraire par son sujet, son public, son réalisateur, ce qui a une signification plus sociologique que proprement esthétique ; il peut l’être aussi par ses emprunts à des romans ou à des pièces – éternelles trahisons dont il est grand temps de lever l’hypothèque ; il peut l’être enfin par l’injection forcée de procédés littéraires dans les composantes de l’expression-parole, ou même image. » [2]
Posons également que, bien que l’adaptation cinématographique et télévisuelle répondent à des normes formelles différentes (durée, modes de réception…), elles provoquent et partagent souvent toutes deux, en tant que support visuel, les mêmes réflexions critiques. Si le support télévisuel doit être considéré dans sa spécificité, c’est néanmoins le support filmique au sens large qui est évoqué ici afin de mieux cerner les relations qu’entretiennent roman et film.
Parmi les définitions proposées, celle aussi de Peter Reynolds, considérant l’adaptation comme traduction du roman source : “The task should mirror that of a translator (and arguably of the author of realist fiction on which so many adaptations are based) and the adapter should aim […] at a clear glass screen that is held up against the original work and through which the audience are permitted to gaze with an undistorted view.” [3]
Didier Decoin rappelle néanmoins que « [t]oute adaptation, même si elle doit être fidèle à l’esprit du livre, n’est pas une traduction littérale. Elle autorise l’interprétation, et permet un travail d’auteur, engageant sa sensibilité et sa personnalité. » [4] Michel Serceau se méfie par ailleurs de la notion de simple « décalque » :
« …l’adaptation n’est pas seulement une transposition, une sorte de décalque audiovisuel de la littérature, mais un mode de réception et d’interprétation des thèmes et formes littéraires. Tels que s’y articulent le genre, le récit, le personnage, l’image, le mythe, le thème […] l’adaptation en est même un mode de lecture. » [5]
Il rappelle également la définition que propose Linda Coremans, envisageant l’adaptation filmique d’un texte littéraire comme « le résultat d’un acte interprétatif qui actualise les structures mises en place par le texte littéraire, situé dans de nouvelles conditions pragmatiques », mettant « en relation le sujet énonciateur, le destinataire et l’intertexte » entre ces deux systèmes sémiotiques que sont le livre et le film. (10) Le mode de fonctionnement du film et de l’adaptation, leurs codes et leurs niveaux de représentation, sont en effet étroitement liés avec les théories du “Reader Response Criticism.”
Michel Serceau cite en fait un ouvrage [6] où Coremans préfère le terme de transformation (qu’elle emprunte à Julia Kristeva) à celui d’adaptation, « parce qu’il est plus fondé sémiotiquement et parce qu’il dépasse le débat à propos de la fidélité ou de l’infidélité de l’adaptation filmique. » (11) Ce terme définit ainsi un « processus transformationnel », à la fois acte critique et dialogue entre l’auteur et le public, entre une œuvre passée et un sujet présent, au cours duquel le texte littéraire devient un texte filmique. A l’issue de ce processus, ajoute-elle, « [l]e texte filmique transformateur devient donc à son tour le lieu d’un procès où s’échange – grâce à l’existence de “frames” ou de codes connus –, et où se produit du sens – par l’interaction communicationnelle qui s’établit entre les interlocuteurs dans de nouvelles conditions pragmatiques (contexte et intertexte.) » (29)
Les principales différences et similarités entre le support romanesque et le support filmique sont en relation avec ce que les formalistes russes appellent fabula et sjuzet, c’est-à-dire le récit et le discours (ou comment est racontée l’histoire), ce qui peut être transféré du roman au film (le récit) et ce qui ne peut pas l’être et doit alors trouver, ou pas, des équivalents (l’énonciation.) Le roman source est alors envisagé comme un matériel de base, l’occasion de créer une nouvelle œuvre majeure – et l’on retrouve ici les notions de tradition et d’innovation, rappelant le mythe de la grande œuvre cher à Jorge Luis Borges.
Michel Serceau évoque de plus dans L’adaptation cinématographique des textes littéraires, Théories et lectures, la distinction des trois types d’adaptation opérée par Alain Garcia : l’adaptation, répondant à un souci de « fidélité » mais qui, ne travaillant que la temporalité du texte, n’en utilise que les éléments visuels et n’en est plus alors qu’un « calque figuratif » ; l’adaptation libre, où le rapport de dépendance s’inverse et le roman s’en trouve trahi ; et enfin la transposition, qui cherche à trouver des équivalences dans la forme, du roman, tout en conservant son fond : ni le film ni le roman ne sont trahis et la notion de fidélité acquiert alors une valeur positive. (16-17)
Serceau souligne par ailleurs, tout à fait justement, la nécessité de concevoir l’adaptation comme une lecture et interprétation qui serait à situer dans la « série » (l’expression est de Hans Robert Jauss) des lectures dont cette adaptation est l’enjeu : celle du spectateur dans la mesure où le réalisateur du film apparaît comme interprète de son attente du sens, et celle du réalisateur lui-même. Le texte est un système polysémique qui gouverne les relations du signifiant et du signifié et où se nie la clôture de l’œuvre. Il est le lieu d’un processus infini de production du sens, posé comme espace d’une activité de lecture infinie, où celle-ci y est équivalente de l’écriture. (55)
Ainsi, le lecteur-spectateur ne doit pas oublier que l’adaptation filmique est toujours un transfert sémiotique. La question de la dialectique de l’effet de l’œuvre littéraire, de l’horizon littéraire et culturel qu’elle représente et de l’horizon d’attente sociologique, ainsi que des codes esthétiques du spectateur, se pose toujours, qu’il y ait eu ou non intervention d’un auteur identifiable en tant que sujet individuel ayant sa propre thématique et ses propres codes esthétiques. (63)
Selon Serceau, il n’est donc pas question de s’en tenir à l’adaptation en tant que traduction ou transposition ayant des liens de filiation admis ou revendiqués avec le texte littéraire. Il souligne que ces liens doivent être structurellement et sémantiquement recherchés dans le texte filmique bien qu’ils puissent y avoir des niveaux d’occurrence très différents. Dans un souci d’ouverture, le terme « filmique » remplace ici « cinématographique » qui est celui employé par l’auteur. Il faut ainsi, conseille-t-il, examiner la marque du lien générique existant entre le texte filmique et le texte littéraire – et le travail dont témoigne éventuellement l’adaptation par rapport à celui-ci ; il faut également, en liant les notions de genre et de texte, mieux inscrire l’adaptation dans la filiation entre littérature et film ; et enfin examiner son inscription dans l’œuvre d’un auteur. (64)
1.1 – Entre le texte filmique et le texte littéraire : un lien générique
Deux grandes questions se rattachent souvent au phénomène de l’adaptation : le roman a-t-il été adapté fidèlement? Entre ces deux formes d’art, l’une est-elle supérieure à l’autre ? En fait, leur relation est plus complexe : les deux media possédant leurs procédés propres, il semble essentiel de dépasser cette dichotomie réductrice afin d’aborder une autre tendance critique c’est-à-dire considérer ce qui les rapproche, tout autant que l’originalité de leurs caractéristiques respectives.
Selon Jean Mitry « [l]e récit est un discours qui s’organise en monde, le film un monde qui s’organise en récit » [7] et, en effet, au cours des diverses conférences qui eurent lieu au Salon du livre de Paris en 2003 [8] – et où pour la première fois un espace avait été réservé au petit et au grand écran – écrivains, scénaristes et metteurs en scène s’accordaient tous pour considérer le roman et le film comme des supports complémentaires dont la motivation principale est de raconter des histoires. Quant à Malcolm Bradbury, il va même plus loin dans son essai “The Novelist and Television Drama”: “The novel is never replaced by the TV drama, or the TV version. It has its own form of artistic and imaginative life […] And often when we return to a novel after seeing the film or TV version, we are amazed by how much richer it is.” [9] Considérer le lien générique qui unit le texte littéraire et le texte filmique l’un à l’autre constitue donc un point de départ essentiel à toute analyse.
Utiliser ici le terme de « texte » semble tout à fait légitime s’il est compris dans le sens que lui donne Barthes, c’est-à-dire comme ” pratique signifiante ” (qu’elle soit picturale, musicale, filmique, etc. [10]) C’est également celui que sous-entend la remarque de Didier Decoin selon qui « L’image et la littérature […] sont sœurs siamoises : elles racontent d’abord des histoires. » [11] ; ou encore lorsqu’il parle d’une écriture à la fois romanesque et (télé)visuelle :
« Pour écrire un scénario, il me suffit de faire défiler des images dans ma tête et je n’ai plus qu’à les suggérer, par des indications de jeu dont le metteur en scène s’arrange – sourire sarcastique, visage désolé, etc. Dans l’écriture romanesque, c’est au lecteur de percevoir ces images et à moi de trouver les mots qui vont déclencher la visualisation […] Le fait de travailler pour l’image a indéniablement modifié mon écriture romanesque : de plus en plus, je m’attache à une écriture porteuse d’images, en décrivant, par exemple, très peu mes personnages, j’en laisse le casting au lecteur… En revanche, j’indique toujours le temps qu’il fait, ce que l’image télévisuelle montre d’évidence. » [12]
Didier Decoin fait de plus un rapprochement intéressant entre la notion de « durée » telle qu’elle peut se concevoir à la fois dans la pratique romanesque et la pratique filmique, tout en soulignant ainsi l’une des différences fondamentales existant entre les supports cinématographique et télévisuels : « La télévision est un média sobre. Le 8éme art n’est pas du cinéma sur petit écran, ni du sous-cinéma, mais tout autre chose. La durée est différente. Quand on a la chance de pouvoir faire un film de huit heures, la création, alors, se rapproche de la littérature. » (108)
D’un point de vue plus formel, Francis Vanoye a largement étudié dans Cinéma et récit I, les relations entre récit écrit et écrit filmique, ainsi que les divers éléments constitutifs de ces récit : actions, cadre (lieux, objets, etc.), personnages, chronologie, énonciateurs et énonciation, points de vue, spectateurs… Il remarque notamment que la ponctuation écrite (scripturale), regroupant les mots d’une certaine façon et la typographie articulant le récit (en chapitres, en pages), sont des intentions linguistiques pouvant s’exprimer au travers de la ponctuation filmique, et prendre alors la forme de fondus au noir, enchaînés, de flous, etc.
Il précise que lire un film, équivaut à percevoir de la langue écrite (génériques, journaux, intertitres, etc.), de la langue parlée (dialogues, intonations, etc.), des signes gestuels (mimiques, pantomimes, etc.), et bien sûr des images (personnages, décors, etc.) Mais cela équivaut surtout à percevoir comment tout ceci est agencé à travers les mouvements de caméra, le montage, les bruits, la musique, etc.
Si l’écriture filmique et l’écriture romanesque possèdent en effet toutes deux une ponctuation, un style, des méthodes d’énonciation et de narration, ces derniers s’abordent différemment dans un roman (dialogues, descriptions, temps, style, linéarité) et dans un film (angles de vue, zoom, gros plan, plongée, contre plongée, musique, montage, mise en scène, spatialité.) La théorie de la représentation, qui prend racine dans la définition aristotélicienne du récit, appréhendé dans ses rapports avec la mimésis, est au cœur de l’analyse filmique.
En effet, ainsi que le remarque Michel Serceau (reprenant alors le terme de « monstration » privilégié par André Gaudreault), « [l]e récit filmique est le lieu d’une articulation inédite et spécifique de la monstration et de la narration, de ce showing et de ce telling qui sont plus ou moins co-présents dans toute littérature et dans tout récit écrit. » [13] André Gaudreault précise quant à lui que le film :
« a réussi à développer un mode de transmission du narrable qui lui est tout à fait spécifique puisqu’il combine allègrement et organiquement, par ses propres moyens, l’équivalent filmique des deux modes respectifs du récit scriptural (la narration) et du récit scénique (la monstration) : un film est fondé sur la prestation de personnages en acte, comme la pièce de théâtre, mais par diverses techniques, dont au premier chef le montage, parvient à s’inscrire en creux, dans les interstices de l’image, la figure d’un narrateur qui, même s’il est tout à fait distinct de son équivalent scriptural, se présente avec la plupart de ses attributs. Car il est aussi vrai “que le discours imagé [est] d’une certaine façon l’équivalent d’une narration comme celle que tissent les mots du romancier.” » [14]
Les termes de grammaire, de syntaxe visuelle, sont des termes souvent repris par les critiques. Peter Reynolds, dans Novel Images: Literature in Performance, note lui aussi : “Camera angle, lighting, the use of space – theatre space and the space framed by the camera – casting, gesture and editing are all parts of the grammar syntax of performance.” [15] Le médium filmique, que se soit le cinéma ou la télévision, possède différents niveaux de communication et Colin MacCabe résume ainsi ces derniers : “all material [in film] function narrationally – not only camera but speech, gesture, written language, music, color, optical processes, lighting, costume, even off-screen space and off-screen sound.” [16]
C’est d’ailleurs la présence du musical qui pourrait constituer la différence fondamentale entre roman et film. Ainsi que le souligne Claude Filteau :
« La musique souligne la plasticité du langage filmique : elle circule en favorisant des parcours de lecture entre des ordres d’agencement d’images-sons ; elle construit des chemins de représentation en regard des repères spatio-temporels proposés par les plans filmiques. Ces chemins de représentations sont associés à un processus énonciatif, une mise en situation discursive. On peut dire que la musique est porteuse de modalisation, comme la voix, comme le bruit, comme le silence ; elle négocie avec le spectateur les frontières de ce qu’il importera d’entendre ou non, et de ce fait elle construit les ‘domaines’ validant pour le spectateur tel ou tel type d’interprétation. » [17]
Il ajoute : « La musique encadrera la scène, mais restera silencieuse pendant son déroulement. La musique représente plus qu’un accompagnement ; elle est une voix qui parfois sait se taire. » (570)
Enfin, une remarque de Didier Decoin permet de mieux percevoir le lien générique unissant le littéraire au filmique. La télévision, écrit-il, « c’est l’avatar moderne du conteur, c’est un passage obligé pour qu’une grande œuvre touche le grand public […] La télévision […] offre à l’œuvre une nouvelle existence. » [18]
1.2 – Littérature et film : la filiation
Inscrire l’adaptation dans la filiation entre littérature et film, c’est finalement lier la transformation filmique aux notions d’intertextualité et d’interdépendance des arts. Cette notion est soulignée tout à fait justement par Frédéric Vitoux : « Les romanciers qui, imitant Hugo : « Défense de poser de la musique sur mes vers », s’écrient : « Défense de faire un travelling le long de mes pages ! », oublient que l’histoire de l’art est faite d’emprunts, de transposition ou de variations. » [20]
Notons encore cette réflexion de Laurent Delmas : « Le scénario est une forme romanesque moderne. Ecrire un roman, écrire un scénario, c’est en premier lieu raconter une histoire, même si par la suite les formes et les contraintes divergent […] les films ne peuvent oublier cette parenté qui repose en outre sur un constat d’évidence : la littérature, forte de son patrimoine et de sa production à flux continu, joue à la fois le rôle d’ancêtre et de grande sœur, au même titre d’ailleurs que le théâtre, la peinture ou la musique. » [21] [Mes italiques]
C’est donc la nature hybride du texte littéraire tout autant que celle du texte filmique qui se trouve ainsi posée. Comme le remarque Douglas G. Winston : “Although it is undeniably true that film is a visual medium, it is also a narrative one, and contains aspects common to many other kinds of media – film is, above all, an eclectic art.” [23]
Lorsqu’un texte se trouve transposé de la page à l’écran, il devient alors à la fois mémoire d’une œuvre et son avenir, doué d’une existence propre, autonome ; l’adaptation devient ainsi le palimpseste générique et médiatique du roman. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier propose d’ailleurs d’aborder l’adaptation en termes de réécriture, permettant ainsi de poser, tout comme le fait le terme de transformation, la nécessaire notion de recréation : « Le terme de réécriture, désormais substitué à celui d’adaptation, change le regard sur le rapport entre film et texte : au principe de fidélité, fondé sur la recherche d’équivalence sémiotique, il oppose le point de vue d’un devenir différentiel suivant lequel le film se ferait créateur en s’appropriant, par le geste de récrire, la charge d’invention que suppose l’écriture. » [25]
C’est certainement cette notion qu’avait en tête Julian Barnes lorsqu’il écrivait à propos de Marion Vernoux, la réalisatrice française de Love etc. : « Merci de m’avoir trahi […] naturellement par le terme “trahison” j’entends “trahison fidèle.” Fidèle au thème central du roman. » [26] Ainsi, il apparaît nécessaire d’apparemment trahir le roman dans sa structure pour s’approcher de son esprit et de sa vérité. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier rappelle de plus que le terme de réécriture « peut signifier également le retour de l’écrit sur ses propres traces. Le film donne alors à lire, et à voir, à la fois « l’écho et l’écart de l’autre », « la mise en double », faisant de l’adaptation un acte de lecture-écriture agissant sur le récit. [27] Affirmant à la fois sa différence et l’oubli du texte littéraire, le film se fait aussi, paradoxalement, mémoire de ce dernier.
L’un des objets du film, voire l’objet essentiel, est donc bien de mettre en scène la littérature. Le texte littéraire, pré-texte au sein de cette relation de filiation, se fait alors aussi le prétexte de cette mise en scène, devenant ainsi projection visuelle du texte où vont se mettre en place jeux de miroirs et autres reflets. Cette notion de projection est reprise par Eberhard Gruber : « toute réécriture consiste à jeter une sorte d’“écran” sur l’œuvre afin d’y inscrire “sa” version. » Il rappelle alors les deux sens d’écran, signifiant à la fois un support de projection et un élément intermédiaire : « Recul et support, l’écran fait ainsi fonction d’ouverture : ouverture sur les images par rapport à quoi il constitue à la fois une “distance inaliénable” et la “matérialisation” de cette distance qui est un retrait. De ce fait, en somme, on peut dire que l’écran est à l’image ce que l’ouverture est à la polysémie d’un roman […] » [29]
La notion de filiation se fait cependant paradoxale quand, en dernier lieu, elle se double d’un autre phénomène, l’apparition d’un nouveau genre, celui défini en tant que ciné-roman, c’est-à-dire le livre du film. La multiplication actuelle des publications de scénarios semble en effet accorder à l’écriture scénaristique un statut également hybride, voire littéraire.
Aborder le phénomène de l’adaptation implique d’aborder également la notion d’autorité. Cette dernière est complexe, notamment lorsqu’il s’agit de l’appliquer au texte filmique (qu’il soit cinématographique ou télévisuel) Concernant ce dernier, Thomas Elsaesser souligne : “With television writing, then, one may have to weigh the traditional (literary) categories of ‘author’ and ‘text’ against the sociological or even anthropological fact that television is primarily perceived as authorless by its audience, perhaps one of the necessary conditions of it being a popular medium.” (Writing for the Medium, 95)
Au cours d’une conférence intitulée « De l’écrit à l’image, de l’auteur du scénario à l’auteur de la mise en scène, comment donner vie à un texte ? » [30], Jean Cosmos a notamment décrit la façon dont il écrit le scénario d’un film, les dialogues, et a intimement mêlé les notions d’auteur et de spectateur. Il s’est en effet défini non seulement comme le premier auteur du film, mais aussi comme le premier spectateur de celui-ci : « Je dessine mes textes. Je visualise le rythme. » Il a ensuite souligné que le metteur en scène lui aussi « voit » son film à la lecture de ce scénario, puis comment les acteurs s’approprient les mots et imaginent à leur tour leur propre film.
Selon Gérard Krawczyk, chaque participant à la création d’un film, possède son propre monde dans lequel il évolue et à travers lequel il voit le film selon une perspective différente. Tous ces « petits mondes » se rejoignent ensuite pour n’en faire qu’un, à la fois parties distinctes et un tout cohérent. Tous travaillent pour que le film véhicule du rêve, de l’émotion, sans restreindre l’imagination du spectateur qui peut alors, à son tour, voir son propre film, en devenir l’auteur. C’est ce que semble penser également Philippe Madral :
« Pourquoi choisit-on le scénario ? J’ai tendance à penser, du point de vue de la création, qu’un scénariste pur, qui n’aurait jamais écrit ni théâtre, ni romans, ni aucune autre sorte d’œuvres personnelles, prend le risque de n’être qu’un simple technicien qui n’est là que pour encadrer ou mettre en forme les idées des autres (producteur ou réalisateur). Le scénariste n’est jamais l’auteur d’un film. […] Il y a un tel contexte collectif, et tellement d’impondérables dans le tournage d’un film (le temps, l’éclairage, les moyens financiers, le jeu des comédiens…) […] A bien des égards, le producteur, les scénaristes, les comédiens, et – parmi les techniciens – au moins le directeur de la photo, le cadreur et le décorateur, sont tout autant que le réalisateur, les “auteurs” du film… » [31]
Quant à Malcolm Bradbury, il refuse d’abandonner toute notion d’autorité dans le cadre de l’adaptation littéraire :
“I think it is important for that medium [film] that the literary ‘aura,’ the notion of artistic values derived from the tradition of the novel, indeed the very notion of an ‘authored’ script, is of fundamental significance for film and TV, which has a tendency to be technologically exciting and creatively dull or repetitious, over-conventionalized. So I think the ‘writers’ theatre’ is very important and must continue to have a significant role in the film and TV.” (Writing for the Medium, 105)
Il en est de même pour André Gaudreault qui, dans son ouvrage Du littéraire au filmique, reprend la notion de narrateur filmique ou de « grand imagier », citant ainsi les termes d’Albert Laffay (le premier à avoir théorisé cette notion), qui semble alors s’apparenter à l’auteur du texte filmique. Laffay décrivait en effet ce grand imagier comme un :
« personnage fictif et invisible à qui [l]’œuvre commune [du metteur en scène et des ouvriers du film] a donné le jour et qui, derrière notre dos, tourne pour nous les pages de l’album [qu’est le film], dirige notre attention d’un index discret sur tel ou tel détail, nous glisse a point nommé le renseignement nécessaire et surtout rythme le défilé des images. » [32]
Littérature et film, on le voit, entretiennent des relations ambiguës mais le dialogue entre ces deux supports reste néanmoins la caractéristique fondamentale de ces relations. Et face à l’adaptation littéraire, nouvel espace artistique et sémantique né de ce dialogue, le lecteur-spectateur doit plus que jamais rester actif, vigilant. A l’écoute…
[1]. Michel Serceau. L’adaptation cinématographique des textes littéraires, Théories et lectures, Collection « Grand Ecran, Petit Ecran – Essais », dirigée par Jean-Marie Graitson (Liège : Editions du Céfal, 1999) : 10.
[2]. Marie-Claire Ropars. De la littérature au cinéma. Collection U2 (Paris : Armand-Colin, 1970) : 7.
[3]. Peter Reynolds (ed.) Novel Images: Literature in Performance (London: Routledge, 1993) : 9.
[4]. Didier Decoin. « Hugo, c’était Spielberg ! » Télérama, n° 2642 (30 août 2002) : 74-76. Entretien à propos de l’adaptation des Misérables de Victor Hugo, diffusé sur TF1 en août 2000. Ecrivain, scénariste, réalisateur et adaptateur, Didier Decoin a dirigé pendant deux ans le service fiction de France 2, où il a essayé de renouer avec l’adaptation littéraire.
[5]. Michel Serceau. Op. cit., p. 10.
[6]. Linda Coremans. La Transformation filmique : Du Contesto à Cadaveri Eccellenti. Berne : Peter Lang, 1990.
[7]. Jean Mitry. Esthétique et psychologie du cinéma. Tome II (Paris : Editions Universitaires, 1968) : 354.
[8]. « De la page à l’écran » 23ème Salon du Livre de Paris, Espace Cinéma, 21 mars 2003. Débat avec Nelly Kaplan (écrivain, scénariste et réalisatrice), Robert Sabatier, Jacques Fieschi et François Guérif (historien et éditeur du roman et du film policier aux Editions Rivages.) Notes.
[9]. Malcolm Bradbury. Writing for the Medium (T. Elsaesser ed.) Amsterdam: Amsterdam University Press (1994) : 102.
[10]. Dans l’article « Texte », Encyclopedia Universalis, vol. 15, p. 1016. Cité par Linda Coremans dans La Transformation filmique : Du Contesto à Cadaveri Eccellenti.
[11]. Entretien avec Didier Decoin. Chancel, Jacques (dir.) Les écrits de l’image, n° 23, Paris : NMPP (juin 1999) : 97.
[12]. Ibid. p.103.
[13]. Michel Serceau. Op. cit., p. 144.
[14]. André Gaudreault. Du littéraire au filmique : systèmes du récit (Paris : Méridiens-Klincksieck, 1988) : 57. La dernière phrase est de Christian Metz dans Essais sur la signification au cinéma, tome II (Paris : Klincksieck, 1972) : 66.
[15]. Peter Reynolds. Novel Images: Literature in Performance (London: Routledge, 1993) : 1.
[16]. Colin, MacCabe. “Realism and the cinema. Notes on Some Brechtian Theses.” Screen, 1972. Cité dans Novel to Film: an Introduction to the Theory of Adaptation de Brian McFarlane. Oxford: Oxford University Press (1996) : 17.
[17]. Claude, Filteau. « Les rapports musique/image/action dans l’adaptation d’Orgueil et préjugés de Jane Austen. » Dans Migozzi, Jacques (dir.) De l’écrit à l’écran. Littératures populaires: mutations génériques, mutations médiatiques (Limoges : PULIM, coll. Littératures en marge, 2000) : 566.
[18]. Didier Decoin. « Hugo, c’était Spielberg ! » Télérama, n° 2642 (30 août 2002) : 111.
[19]. Johanne Lamoureux, Marie Fraser. « Mélancolie entre les arts. » Protée, vol. 28, n° 3 (hiver 2000-2001) : 5-6.
[20]. Frédéric Vitoux. Le Nouvel Observateur, 1er avril 1999.
[21]. Laurent Delmas. « L’adaptation littéraire », Synopsis, n° 25 (mai-juin 2003) : 3.
[22]. Jacques Migozzi. « Fictions transmédiatiques : du rhyzome au réseau. » De l’Ecrit à l’Ecran. Littératures populaires: mutations génériques, mutations médiatiques. Limoges : PULIM, coll. Littératures en marge, (2000) : 12-13.
[23]. Douglas G. Winston. The Screenplay as Literature. Rutherford: Fairleigh Dickinson University Press (1973) : 20.
[24]. M.-C. Ropars-Wuilleumier. Introduction de la revue Cinémas, « Ecrit/Ecran », vol. 4, n° 1 (Montréal : printemps 1993) : 7.
[25]. M.-C. Ropars-Wuilleumier. « L’Oubli du texte. » Cinémas, « Ecrit/Ecran », vol. 4, n° 1 (Montréal : printemps 1993) : 11.
[26]. Fabrice Pliskin. « De ‘Jude’ d’après Thomas Hardy à ‘Love, etc.’ de Julian Barnes, en passant par ‘Portrait de Femme’ d’après Henry James, le film littéraire est un genre mais aussi un filon. » Le Nouvel Obs (1996) : 110.
[27]. M.-C. Ropars-Wuilleumier. Op. cit., p. 12-13.
[28]. Ibid. p. 14.
[29]. Eberhard Gruber. « Une reprise impossible ? » Cinémas, « Ecrit/Ecran », vol. 4, n° 1 (Montréal : printemps 1993) : 69.
[30]. « De la page à l’écran » 23ème Salon du Livre de Paris, Espace Cinéma, 21 mars 2003. Débat avec Jean Cosmos (scénariste), Gérard Krawczyk (metteur en scène) et Vincent Pérez (acteur.) Notes.
[31]. Guy Hennebelle (dir.) « Les scénaristes de télévision. » CinémAction TV 2, Corlet-Télérama (1992) : 41-42. Entretien avec Philippe Madral, romancier, auteur de théâtre, scénariste et dialoguiste pour le cinéma (Guy de Maupassant, 1982 ; Gri-Gri, 1992) et la télévision (créateur de la collection « Brigade des Mineurs » ; Les Démoniaques, 1991.)
[32]. Albert Laffay. Logique du cinéma. Paris : Masson (1964) : 81-82.